mardi, juillet 11, 2006

Varda donne forme à l'émotion (Jean-Luc Douin)LE MONDE | 28.06.06 |


Varda donne forme à l'émotion (Jean-Luc Douin)LE MONDE | 28.06.06 | 16h17 • Mis à jour le 28.06.06 | 16h17
"La Grande Carte postale ou souvenir de Noirmoutier", d'Agnès Varda (2006)
La première fois qu'Agnès Varda tint une caméra, elle filma un village de pêcheurs. C'était près de Sète, l'évocation d'un couple, une histoire du temps qui passe, une mise au point sur l'état de l'amour (La Pointe courte, 1954). Un demi-siècle plus tard, pour son exposition à la Fondation Cartier pour l'art contemporain, présentée tout l'été, elle a choisi l'île comme thème et Noirmoutier comme refuge. Deux ou trois choses que ce lieu lui inspire, que ce lieu nous dit d'elle.

D'elle et de lui : c'est là, au large de Nantes, qu'elle acheta une maison avec son mari, le cinéaste Jacques Demy, là qu'elle réside parfois seule l'hiver, là qu'elle passe ses vacances avec enfants et petits-enfants l'été. Ce va-et-vient des saisons lui inspire "mélancolie et bonne humeur".

"L'Ile et Elle" est une installation d'art contemporain. Ainsi appelle-t-on ces articulations d'objets, confrontations de concepts à voir et à entendre, murs de projets et projections, avec chaises et écouteurs. Le genre n'est pas toujours incarné. Avec Varda, l'émotion affleure. "Rien d'autobiographique", se défend-elle... mais elle parle d'elle, part d'elle, pour confronter le visiteur à son propre trouble, son souvenir, son plaisir. Jacquot de Nantes, dont on aperçoit la main filmée par elle avant qu'il meure, est à la fois son "il" et son "île".

Agnès Varda est l'une des veuves dont elle a recueilli les témoignages de solitude pour un polyptyque de portraits vidéo. D'elle à elles, on glisse du singulier au pluriel. Du deuil à la couleur. "La mort de Jacques a été un sale coup dans ma vie, une rupture. Mais j'aime la vie. J'ai amené deux chaises sur la plage à marée basse. Je suis assise sur l'une, l'autre est vide. Elle est devenue bleue, aérienne. Voilà le thème de ma pensée. Le deuil est bleu céruléen."

Agnès Varda est passée par étapes du cinéma, royaume de l'écran plat, au goût de s'installer dans des espaces à plusieurs dimensions. Biennale de Venise en 2003( Patatutopia), galerie Martine Aboucaya en 2005 (Le Triptyque de Noirmoutier et Les Veuves de Noirmoutier, repris ici). Peu à peu s'est développé en elle un désir de défi, de "travailler autrement", "sur un autre chantier". De la fiction au documentaire, elle s'était ouverte aux surprises. "L'Ile et Elle" l'a poussée à "donner une forme à l'émotion", "questionner mon rapport à l'image, et le rapport de l'image aux gens auxquels on la propose".

Exemple : d'une petite photographie qu'elle avait prise avec un appareil numérique, elle donne à voir deux formats. D'un côté l'objet d'art, dûment encadré dans sa proportion normale, de l'autre un agrandissement au maximum de ce que lui autorisent les pixels, afin de susciter la sensation de "mer immense". De l'icône au blow up, une réflexion : "Qu'est-ce qu'on fait de l'image, pour qui on la montre, et comment on la montre, à quel format ?"

Ou bien : 14 écrans et 14 chaises munies d'écouteurs qui permettent de capter le son de chacun des 14 films projetés. Les visiteurs sont assis côte à côte mais chacun entend un son différent. Métaphore de la réception d'un long métrage. Faites le test avec Le Bonheur, film impressionniste sur l'apparence de l'harmonie, qu'elle vient de sortir en DVD (Ciné-Tamaris) : chaque spectateur reçoit le film à sa façon.

Au sous-sol, le visiteur est accueilli par une barrière, qui se bloque puis se lève en fonction de la mer qu'il voit monter et descendre sur cette route - Le Passage du Gois - donnant accès à l'île. A marée basse, le visiteur peut traverser un rideau, puis un autre (tissé de bouchons de liège semblables aux balises). "Je tenais à l'idée d'un voyage, d'un parcours. Ma fille Rosalie m'a aidée à en trouver la cohérence."

Puis il débouche sur Le Tombeau de Zgougou : un petit tumulus recouvert de sable, de fleurs, de coquillages, à la mémoire d'une chatte disparue en 2005. "La perte d'un animal domestique, tout le monde a connu ça ! C'est universel, et c'est l'histoire de ma famille. La chatte nous avait été offerte par Sabine, la monteuse de Jacques. Il est mort en 1990, ma mère l'a suivi le mois d'après, Sabine nous a quittés en 2003. Tout ce monde-là est en cercle autour de ce chat... mais j'ai voulu que ce tombeau sur lequel je projette un film ait l'exaltation funèbre des Mexicains. La mort évoquée de façon légère, charmante."

C'est le message de "L'Ile et Elle" : la cohabitation du grave et du ludique. Une gigantesque carte postale représente une pin-up, allongée nue sur une plage. On peut y commander l'ouverture de petites encoches qui font passer de la rigolade au serre-coeur : derrière les fesses de la bimbo, des gamins font des blagues pipi-caca-cul ; du fond de la mer surgissent les fantômes des noyés. Mer des vacances, mer dangereuse. Gaieté et sagesse.

Pour cela, deux propositions : appétit de couleurs vives sur un panneau conçu comme une ode aux ustensiles de plage, plastiques de bazar, tongs et bouée ; sur un matelas pneumatique défilent les images d'un film où des gamins envoient des balles de ping-pong entre les doigts de Bernard Lubat qui pulsent sur une table. "Là, dit-elle, je me suis éclatée ! Le son exquis des balles qui rebondissent, cette recherche de l'énergie solaire, cette façon de rassembler des impressions d'été, je ne pense pas pouvoir l'exprimer au cinéma. Les recherches sur le support, le hors-champ, cela me passionne !"

Près du jardin de la Fondation Cartier, Ma cabane de l'échec. Assemblés par Christophe Vallaux, les murs en sont des bandes de pellicule des copies inutilisées des Créatures (1966), un film qu'elle tourna avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli et dont personne ne veut.

D'une déception, Varda a tiré un repaire magique. "L'échec fait mal, j'en ai tiré une jolie cabane. C'est ce que m'ont appris les glaneurs et les glaneuses : récup', récup'!"


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