mardi, mars 17, 2015

Le fond du tiroir


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L’adieu à l’argentique


Vers l’âge de six ans, j’ai vu King Kong sur écran géant (du moins, géant vu de six ans – ça n’était peut-être que deux mètres sur un et demi). Ma bouche béait. Dès lors, j’ai su que le cinéma est grand, et que la télévision, la VHS, le DVD, Internet, tout ça n’est que pis-aller et faute-de-mieux.
Je me suis ingénié depuis à passer le plus de temps possible dans l’ombre hantée, enchantée, habitée, des salles de cinéma. Je suis devenu projectionniste (16 mm) du ciné-club de mon lycée afin d’approcher au plus près la machine à dérouler le ruban de rêve (Orson Welles) qui nécessite deux bobines identiques parce qu’Auguste et Louis Lumière avaient presque la même tête (Jean-Luc Godard), afin d’être l’ordonnateur du tour de magie, d’être le mage en personne, j’ai bien l’honneur. Puis j’ai passé mon CAP de projectionniste (35 mm), et j’ai bossé dans des cinémas durant la majeure partie de mes études. Des petits cinémas, une seule salle, pour pouvoir m’installer dans la salle et voir le film une fois la mécanique lancée, bouche bée.
Cette mécanique m’émerveille comme au premier jour. L’invention des Lumière est géniale depuis 1895 : pour capturer le mouvement, il faut miser sur l’illusion de la persistance rétinienne, projeter une photo après une autre photo et ainsi de suite, et pour cela trouver le moyen de faire défiler la pellicule non en continu, mais en saccadé très-très vite. C’est la fameuse croix de Malte, qui permet d’accrocher les perforations de la péloche chaque vingt-quatrième de seconde. 24 fois par seconde : une image fixe, puis un noir infinitésimal, puis une autre image fixe. Fixation/saccade/fixation. Et nous sommes bluffés parce que les personnages bougent comme dans la vie.
Là où l’intuition des Lumière est confondante, c’est que leur découverte, cette continuité visuelle factice par la grâce de la discontinuité, reproduit le mécanisme rétinien de la lecture d’un texte, tel qu’il serait mis en évidence par des savants en psychologie cognitive des décennies plus tard : lorsque vous lisez, y compris le présent texte, le mouvement de votre oeil n’est pas fluide, il est discontinu. Votre rétine s’attarde en ce moment même, environ 240 millisecondes (mais cette vitesse est variable selon les individus), sur un groupe de 4 à 5 caractères, avec vision périphérique d’une dizaine d’autres, de part et d’autre. Puis, pendant un laps encore bien plus bref mais non nul, l’œil avance le long de la ligne, et pendant ce déplacement de quelques millisecondes, il est virtuellement aveugle. Image, noir, image. Notre oeil est aussi bien fichu qu’une croix de Malte, et regarder un film, en quelque sorte, c’est lire.
Depuis près de dix ans maintenant, j’accomplis divers autres métiers, mais je reste projectionniste bénévole pour l’Écran Vagabond du Trièves, un film par quinzaine en moyenne. Or, la dernière séance (le rideau sur l’écran est tombé, tout ça), a eu lieu hier soir. J’ai chargé la bobine sur la croix de Malte, j’ai lancé le film, et puis après j’ai rembobiné, j’ai empilé les chaises, pour la dernière fois, avec la larme à l’oeil parce que je suis sensible aux dernières fois. La bobine argentique, le film à proprement parler, est à ranger au grenier des technologies épuisées. Le cinéma est désormais presque à 100% numérique, et notre circuit de projection itinérant, en attendant d’avoir les moyens d’investir dans un nouveau matériel, s’interrompt. Si un jour nous sommes en mesure de projeter en numérique, je n’aurai rien contre, hein, elle est très belle aussi, l’illusion numérique, on peut en faire des choses avec des zéros et des uns. C’est juste que je ne comprendrai pas comment ça fonctionne. Et que je les aimais bien, la métaphore du ruban et la croix de Malte qui montre et qui aveugle 24 fois.
Le film, incidemment, était Alceste à Bicyclette. Pas mal. Même s’ il est toujours un peu casse-gueule de se lancer dans une histoire à partir d’une histoire plus ancienne, dont on sait qu’on n’arrivera pas à sa cheville. Alceste à Bicyclette, c’est fatalement moins bien que Le misanthrope. (Un ami m’avait dit à propos de mes Giètes : ah ouais, c’est vachement bien écrit, surtout les passages écrits par Flaubert.)
En tout cas, il est ironique, quoique logique, que ce dernier film, cet adieu au cinéma renvoie au théâtre. Là où les gens bougent pour de vrai et où l’illusion est ailleurs, plus archaïque.
Mise à jour dimanche 27 mai 2013 : aujourd’hui, des centaines d’hystériques n’ayant rien de plus urgent à faire que de fourrer leur nez dans la sexualité d’autrui, d’opportunistes politiques, et de fascistes à ciel découvert, ont à nouveau défilé pour protester contre une loi qui autorise des gens qui s’aiment à se marier ; simultanément, le Festival de Cannes remet une palme d’or à un film qui raconte l’histoire de deux femmes qui s’aiment. Le cinéma est grand, CQFD.

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